Au commencement fut le besoin d’écrire d’Éric Chevillard.
Et Éric Chevillard écrivit : que l’écriture soit !
Et Éric Chevillard vit que l’écriture était bonne, et il sépara l’écriture d’avec la vie. Désormais elles alterneraient et se complèteraient.
Puis fut l’impossibilité d’écrire.
Ensuite vint le besoin d’écrire sur Éric Chevillard.
Et à présent est le besoin d’écrire sur le besoin d’écrire et l’impossibilité d’écrire chez Éric Chevillard. Le suit de près l’impossibilité d’écrire sur Éric Chevillard, et l’impossibilité d’écrire sur l’impossibilité d’écrire chez Éric Chevillard.
Surgit alors le besoin d’écrire sur le besoin d’écrire sur Éric Chevillard et sur l’impossibilité d’écrire.
Impossibilité impossible parce que créatrice. Elle produit de plus en plus d’écriture, des tas de gribouillis qui débordent dans tous les sens et qui refusent d’être organisés dans une ligne unique et droite, comme l’exigerait cette notion quelque peu dépassée de texte qui règne toujours dans nos écoles et universités.
En creusant l’abîme ouvert par l’écriture de Chevillard et en cherchant à sonder ses profondeurs, j’entasse des amas de matière sombre autour de lui, autour de moi. A quoi bon insister à en tisser un joli ruban ? Ariane baisse les bras devant Pandore.
Mon Chevillard englobant et nébuleux grossit ainsi constamment comme une boule de neige déboulant sur une pente enneigée qui ramasse aussi sur sa surface sphérique poisseuse les feuilles innombrables noircies par une foule de critiques laborieux qui dissèquent désormais chacun de ses mots et à qui plus rien n’échappe – et dont vous êtes éventuellement, cher lecteur.
Mon Chevillard englobant et nébuleux occupe désormais tout mon bureau, pourtant assez grand, même s’il n’est pas le mien, qui déborde aussi de tous les côtés et ne laisse plus aucune place pour moi, pour ma pensée, pour mon écriture. (Bifurcation, voie A :) Cet article risque donc de ne jamais voir le jour. En tous cas il ne sera peut-être jamais un article. Marque de fidélité ultime à son sujet. (Bifurcation, voie B :) Bien qu’en même temps ce ne soit évidemment que ma pensée qui occupe tout le terrain lorsque je joue au Chevillard. Lorsque je joue à jouer au Chevillard. Lorsque je joue à jouer au Chevillard jouant du Chevillard. En le lisant en l’écrivant, c’est moi qui parle. Écris. Crie.
Je ne prétends évidemment jamais jouer du Chevillard. Mais lui, il se joue de moi, comme de tous ses lecteurs. Et critiques. Un jeu de cache-cache croisé avec une devinette.
On risque de n’en jamais arriver au sujet. Mais le droit chemin, pensez-vous vraiment qu’il soit le plus honnête, le plus logique, le plus efficace ? Essayez donc de parcourir la boucle en le suivant. Puis le serpent lent serait-il un animal si bête ? Regardez la logique du chemin le plus court : lorsqu’on prend son temps, on est vite accusés de perdre son temps. Pourtant je veux bien gagner du temps pour pouvoir prendre mon temps. J’ai renoncé donc aux tentatives inutiles de quadrature du cercle et suis désormais le serpent qui serpente sereinement sans se presser et qui n’a même pas peur de se mordre la queue.
Puisque la morsure est inévitable, et éventuellement empoisonnée. Dès que l’on se met à écrire, dans le même geste se pose la question de savoir comment écrire sur une écriture qui elle-même s’attaque au système en vigueur ? Comment en parler dans un discours critique bien établi sans trahir la nature même de ce dont il parle, qui est tout contre la pesanteur et les limites des cases aplatissantes du discours dominant ? Comment parler du dépassement du bon vieux roman dans le langage de la bonne vieille critique ? Comment ne pas dénaturer cette écriture en l’enfermant dans le langage même en opposition contre lequel elle se définit ? Pour suivre un Chevillard dans l’extension du domaine du roman, n’est-il pas indispensable d’étendre celle du discours critique ? On a besoin d’une nouvelle langue, d’une nouvelle logique. Plus malléable. Plus caoutchouteuse. Moins prétentieuse. Plus audacieuse.
En définitive, je n’en arriverai jamais au sujet. A moins que je n’y sois déjà. Aucune idée d’où j’en suis. Je m’égare donc ne me suivez pas.
Reprenons.
Au commencement fut l’écriture.
L’écriture était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de l’Auteur se mouvait au-dessus des pages.
L’Auteur dit : que je(u) soit ! Et je(u) fut.
L’Auteur vit que je(u) était bon ; et l’Auteur sépara le je(u) d’avec l’auteur.
L’Auteur appela le je moi, et l’auteur il. Ainsi il y eut l’auteur et moi : ce fut le énième livre.
Les versions de l’histoire diffèrent quant à l’ordre des choses et combien il y eut de commencements, et s’il y jamais eut autre chose que des commencements. On sait que l’auteur n’aime pas les fins, ni les finalités d’ailleurs. L’Auteur non plus. Certains diront que d’abord fut le besoin, d’autres que c’était l’écriture. Certains insistent qu’au commencement était le moi, d’autres affirment que c’était l’auteur.
Mais pourquoi pas tous à la fois, d’un seul coup, et sans fin ? Une boucle étrange où les choses se causent et se soutiennent les unes les autres. Avec rien au-dessous. Ou presque. Tout commencement n’est qu’apparence. C’est une machine autopoïétique. Une causalité cyclique. Un cercle en métamorphose. Un rond de fumée sortant de la pipe de Don Quichotte. Suivi par d’autres ronds, inlassablement, réinventés chaque fois. Des ronds discrets et une spirale continue. Don Quichotte s’avère être un fumeur invétéré. Pas de meilleur moteur que l’addiction. Voilà le perpetuum mobile tant convoité. Une machinerie à écrire.
Or la boucle étrange dérange parce qu’elle va contre l’ordre clair et distinct. Elle dérange l’ordre et dérange ceux qui croient (à) cet ordre ou en font même partie. J’y reviendrai. Inévitablement. Je fais partie de la boucle.
Mais enfin on tient tous les éléments de ce rond de fumée en main : l’écriture, le moi, l’auteur, moi, le besoin d’(en) écrire et l’impossibilité d’(en) écrire.
On tient enfin le sujet ! Tous les sujets : le sujet de l’écriture (moi, le moi, écrire le moi, écrire l’auteur) ; le sujet grammatical (je, il, l’auteur) ; et le sujet biographique (moi, l’Auteur). Tous à la fois !
Mais voilà donc que le sujet repart dans tous les sens, dans tous ses sens. Le rond de fumée se dissout sitôt en l’air. On n’a qu’un moment pour la saisir. Pour l’épingler, comme le vol d’un papillon.
N’a-t-on pas de la chance à constater que le phénomène se reproduit en continu ?! En boucle, dirais-je, s’il y avait des images. Mais il n’y a que des métaphores. Des papillons dans l’air.
Décidément, on a la chance qu’ils ne nous échappent pas une seule fois, mais continuellement. Continuellement, dans chaque récit, et d’un récit à l’autre : variations infinies sur un thème. Des boucles de fuite en fuite. Et l’impossibilité se rejoue encore dans l’impossibilité d’arrêter le mécanisme qui le produit et d’en mener un discours clair et distinct. Pourtant c’est un texte écrit qui le produit. Arrêté, figé sur la page.
Chaque boucle est aussi deux boucles qui s’entre-bouclent.
L’une, l’impossibilité d’écrire. Elle fait l’écriture. Qui ne parle que de son impossibilité. Elle se fait (de) sa défaite.
L’autre, l’impossibilité d’être soi, d’être un, d’être un moi, et de s’écrire, de se livrer en tant que tel. Elle fait le sujet, l’objet, le moi. Écrits. Qui ne sont que les figurations de l’expérience de l’impossibilité d’écrire le sujet en tant qu’objet.
Ce n’est pas que de la rhétorique. C’est de la logique. Aussi. Qui vient d’un langage qui vient de lui. On n’en finit pas avec les boucles. On a le vertige. On est dans l’œil de la tornade. Le sujet dans tous ses sens et dans tout son non-sens se fait dans et par et en tant qu’un texte qu’il produit, qui se produit en surgissant de sa propre impossibilité et dessine l’image du sujet.
Cela vous dépasse ? Dépassez-vous ! Dépassez la doxa. Dépassez ce que vous êtes censés penser. Ce que vous pensez que la pensée est. Ce qu’on vous a dit que la pensée doit être. Ouvrez votre esprit.
Surtout ne vous laissez pas cadrer.
A bas les cadres ! A bas tout ce qui est carré ! Circularisons le rectangle ! Bouclons la révolution !
Franchissons les frontières ! Affranchissons les opprimés !
Vous voilà dans l’au-delà, dans le hors-là. Hors la Loi. Vous êtes au-delà des limites de la pensée. De la bien-pensance en tous cas.
Bienvenue dans la boucle étrange.
Bienvenue au pays des merveilles.
Vivent les miroirs, vivent les réflexions, vivent les paradoxes !
(« – Mais au diable tous ces mots, assez écrit, vivre enfin ! s’écrie Crap, qui arrache par poignées les feuilles de son bureau et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d’aligner sur elle sa conduite, Crap s’installe dans un fauteuil pour lire. » (Une fantoche))
« Simplifier. Simplifier. Complexité signale l’embarras, ou l’erreur, ou le mensonge. Tours et détours de la complexité, vol d’oiseau en cage, inutile complexité. Complexité ne retient du savon que la leçon de luge et la chute qui s’ensuivit. Complexité vicieuse qui joue avec le fil, qui ne veut rien savoir – est au départ, est à l’arrivé. Simplifier plutôt. Simplifier comme se dépouiller, se dessaisir, le geste le plus généreux de l’amour. Simplifier à l’extrême. Simplifier pour être cru. Simplifier pour être approuvé. Simplifier pour être fêté. Simplifier pour être adoré. » (Éric Chevillard, Un fantôme, Paris, Minuit, 1995, p. 78-79)
La matière sombre semblerait être le contraire du simple, mais elle est, selon Wikipédia, « parfois aussi nommée de façon plus réaliste [!] matière transparente » (je souligne). La critique littéraire a visiblement des choses à apprendre de l’astrophysique. On se doutait depuis les poètes romantiques que le sombre et le transparent n’étaient pas forcément contradictoires ; voilà que l’astrophysique révèle leur identité. Pour ceux qui s’y connaissent peu en astrophysique, la matière sombre ou transparente « désigne une catégorie de matière hypothétique, invoquée pour rendre compte d'observations astrophysiques, notamment les estimations de masse des galaxies et des amas de galaxies et les propriétés des fluctuations du fond diffus cosmologique » (Wikipédia). Un simple remplacement de « astro- » par « pata- » rendra l’intérêt de cette définition pour notre propos encore plus évident.
L’ultime fond diffus, c’est l’Auteur : « man with too many qualities » (Jean-Louis Hippolyte, Fuzzy Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, p. 11), et tout comme Crab, « Chevillard’s Ur-protagonist », et comme lui, l’Auteur « is nebulous; that is, both profusion and lack, multiple and unknowable » (p. 93).
« Soit une chose noire, un processus obscur, ou un nuage confus de signaux, ce qu’on appellera, bientôt, un problème. Nous intervenons pour l’éclairer, le définir, l’amener enfin à simplicité. Quelqu’un vient seul, d’abord, en ces parages, mains nues et tête nue. Il ouvre la boîte noire, la boîte de Pandore, à tout don. Attirés par une telle source, d’autres le rejoignent et rangent ce chantier, ils amènent de la lumière, de la documentation, la sophistication croissante des moyens et l’organisation de plus en plus complexe de leur groupe. […] Dans les débuts, l’investissement est minime et ce qu’on tire de la boîte est merveilleux. Les plus grands résultats pour la plus petite dépense. Enivrante extase de l’inventeur, sous le mépris et la risée. L’histoire, alors, prend ses droits, ils sont toujours partout les mêmes. La charge croît, le fruit décroît. Des légions de chercheurs supérieurement équipés ne trouvent plus que miettes et fragments. […] La relation directe à l’objet, au problème, s’efface lentement au profit des rapports internes du groupe. » (Michel Serres, Le Parasite, Paris, Pluriel, 2014, p. 41-42).
C’est la science, ou ce qui prétend l’être: « Chez Crab, il y a des livres partout, hormis sur les rayons de sa bibliothèque. Chez Crab, vous ouvrez un tiroir, il y a un livre dedans. Dès que vous entrez chez Crab, vous glissez sur un livre. » (Un fantôme, p. 107).
C’est à vous que je parle. Et de vous. Mais vous verrez qu’il y aura non seulement je et moi et vous, mais aussi on. Parfois je dis on, et on dit parfois je. Rassurez-vous, cela ne fait aucune différence : on ne saurait pas mieux définir « je » que « on ». Les deux sont faits de matière sombre ou transparente. Tout au plus associe-t-on plus facilement un nom avec lui (elle), mais ne soyez pas dupes. On n’a aucune idée de qui je est, on ne sait que je est un autre. Mais que qui ? Enfin, on peut vous inclure, et cela serait donc une différence significative. Parfois, je dis qu’on fait quelque chose, constatant l’action en cours ou à venir. Et tant que vous êtes en train de lire ceci, cher lecteur, vous faites ce que je dis qu’on fait. Désolée, c’est comme ça. Sinon, libres à vous d’arrêter de lire. Tant que vous continuez, par contre, vous êtes dans mon jeu, vous faites ce que je dis (écris). Vous êtes mon personnage, par définition obéissant. Quelle réalisation pénible pour vous ! Je suis sûre que vous ne vous attendiez pas à un tel tournant… Et que vous deviez l’apprendre dans une petite note, un pas de côté ! Au fin fond du texte ! Voilà qu’il faut toujours bien lire les textes en petits caractères : c’est là que les secrets les plus embêtants de votre contrat – en l’occurrence de lecture – se cachent. L’ignorance des termes du contrat ne vous excuse pas, ne vous libère pas de vos responsabilités de personnage.
Ce n’est pas ainsi chez lui. Ce n’est pas toujours le moi qui y parle, et ce n’est carrément jamais moi. Et même si je l'étais. Souvent ça parle simplement de quelqu’un comme si de rien n’était, comme si de personne (d’autre) n’était qui parle. Le bon vieux narrateur parti en fumée. C’est la voix du vide qui pénètre directement (dans) le cerveau de l’auteur d’une part et le nôtre de l’autre. C’est le vide qui nous relie. Mais même lorsque c’est un je, ce n’est pas forcément lui. C’est toujours un autre (aussi). Autre que moi, autre que lui, l’Auteur. Ou même carrément personne. On a affaire à de la littérature. Tout est possible. Ou presque. L’impossible, en tous cas, l’est.
C’est à-peu-près le résultat de la nébulosité chevillardienne et de sa logique floue selon Jean-Louis Hippolyte. C’est une observation récurrente dans les études sur Chevillard qu’il s’attaque à la logique aristotélicienne, la base du fameux « système en vigueur ». Hippolyte est en revanche le seul à ma connaissance à chercher à cerner l’alternative proposée – puisque l’on s’accorde bien à dire qu’il ne s’agit pas de pure destruction non plus. Hippolyte y identifie la logique floue – notamment sa version « light », « la pensée floue » (fuzzy thinking) proposée par Bart Kosko, plutôt que celle élaborée en logique mathématique –, qui se propose comme une alternative à la pensée classique et dont le principe de base est que « tout est une question de degrés » (« everything is a matter of degree », Bart Kosko, Fuzzy Thinking : The New Science of Fuzzy Logic, London, Flamingo, 1994, p. 18). Cette manière de penser manifesterait dans l’« incertitude épistémologique » (« epistemological uncertainty ») généralisée chez Chevillard (Hippolyte, Fuzzy Fiction, p. 18) : son insistance sur la nature indéterminée et fluide des choses, des êtres et de l’écriture.
Mais si incertitude il y a dans la fiction de Chevillard, elle n’est pas seulement épistémologique : elle est ontologique. Le problème n’est pas tellement que l’on ne peut pas savoir comment les héros, le narrateur, l’auteur mis en scène ou « réel » sont, mais qu’ils ne sont pas une chose identifiable, et ce n’est pas qu’une question de langage ou de fictionnalité. Si leur « identité » est inexpressible, c’est parce qu’ils ne sont pas une chose qui exclue qu’ils en soient en même temps une autre, ils n’ont aucun « noyau dur ». Sinon leur activité d’écriture. Si la pensée floue de Kosko (et donc de Hippolyte) paraît tout de même un cadre interprétatif utile pour penser certains aspects des récits, du langage, et des personnages chevillardiens, elle est moins opérationnelle pour penser les paradoxes auto-référentiels qui structurent les récits, l’émergence de l’écriture et les figures d’écrivain chez Chevillard. La logique floue ne propose en effet qu’une solution plutôt insipide au paradoxe en disant que l’identité du vrai et du faux, du noir et blanc produit un gris, une mi-vérité à mi-chemin entre les deux. Ce n’est pas exactement le chemin de Chevillard, qui va toujours partout par (au moins) quatre chemins. A la fois. Tous sinueux. Il connaît notamment le secret des serpents :
« Saviez-vous qu’à l’origine les serpents filaient droit comme les flèches ? […] Parmi les serpents, les mieux armés étaient les plus rapides. Ils arrivaient les premiers sur les proies. Les plus lents derrière eux devaient se dérouter sans cesse pour trouver leur nourriture. Ils la cherchaient à gauche, à droite, sans quitter l’axe tracé par les meilleurs d’entre eux – puisque ceux-là semblaient connaître la voie à suivre pour réussir dans la vie –, ils zigzaguaient autour […], tant et si bien que cette reptation leur devint naturelle et les sauva de la disparition plus tard, en période de disette, lorsque les serpents qui filaient droit comme des flèches poursuivant leur course bête en avant savant se perdaient dans les déserts, affamés […]. Au contraire ces derniers, ils furent servis par le hasard et copieusement nourris d’oisillons tombés du nid et de mulots – les bonnes surprises se rencontrent aux tournants. » (Éric Chevillard, Au plafond, Paris, Minuit, 1997, p. 23-24).
« Une telle idée ouvre des horizons infinis, rendez-vous compte. Furne l’exposera plus en détail dans son Manifeste pour une réforme radicale du système en vigueur, dont le titre s’est imposé à lui » (Éric Chevillard, Le Caoutchouc décidément, Paris, Minuit, 1992, p. 18). Or, comme le remarque Hofstadter, « Cette volonté de sortir du système est omniprésente et sous-tend tout progrès en peinture, en musique, ainsi que dans d’autres domaines de la création humaine » (Gödel, Escher, Bach : les Brins d’une Guirlande Éternelle, Paris, InterEditions, 1985, p. 538).
« Car, oui, il est possible d’errer d’un pas résolu. » (Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Paris, Minuit, 2003, p. 112). « Ces logiques à deux, ces batailles à deux, ces dialectiques ne servent qu’aux affiches, aux vignettes, à la montre, à la publicité de ceux qui s’y montrent. […] nous avions besoin de ce flou depuis des millénaires. En l’attendant, nous avions l’impression, avec notre logique raide et nos concepts grossiers, de jouer du piano avec des gants de boxe. Enfin, nos moyens s’affinent et se multiplient. » (Serres, Le Parasite, p. 106-107).
Les figures d’auteur se multiplient. L’auteur est un autre. Autre que l’Auteur, autre que le moi, autre que moi. L’auteur, selon ses propos (formellement) rapportés dans L’Auteur et moi, n’hésite pas à admettre qu’il a « couramment recours à l’usurpation d’identité » (Éric Chevillard, L’Auteur et moi, Paris, Minuit, 2012, p. 7), qu’il lui arrive qu’il « se trouve happé par la fiction, arraché à sa table, emporté par le flux de mots qui jaillit de sa main glabre, phraseur démembré, désarticulé » (ibid., p. 15), et on apprend aussi qu’il ne refuse pas de se servir d’une « stratégie de dissimulation » (ibid., p. 19). Il semble se dire et se retirer dans le même geste. Une « suite d’esquives », dit Lia Kurts-Wöste (« La dynamique énonciative des récits de Chevillard », in Éric Chevillard dans tous ses états, dir. Olivier Bessard-Banquy et Pierre Jourde, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 170). Mais en réalité, il ne se dit même pas. Et même pas seulement parce qu’il n’a pas de « réalité ». Il en a, bien que non pas grâce à une ressemblance à l’homme Éric Chevillard. On plutôt a affaire à un Auteur/auteur quantique : il est là et il n’est pas là à la fois. En même temps, « l’auteur » parlant-parlé à la troisième personne est une pure « figure de rhétorique », comme dit Éric Chevillard lui-même (?) dans un entretien (« Des leurres et des hommes de paille » : Entretien avec Éric Chevillard par Pascal Riendeau, Roman 20-50, n° 46, déc. 2008 : Éric Chevillard : L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, Du hérisson, Démolir Nisard, p. 12), et une figure dans ce cas qui semble en cacher une autre, puisque comme l’observe Anne Banfield, « Le discours indirect est, par sa nature linguistique même, plus interprétatif qu’imitatif. » (Phrases sans parole : théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995, p. 111). Il semble y avoir quelqu’un qui interprète donc… Mais qui ? et quoi ? Bref, c’est compliqué, tordu, ontologiquement et épistémologiquement. Les analyses ne manquent d’ailleurs pas, la question de l’auteur et de l’identité des narrateurs chevillardiens fascinent les critiques – y compris moi-même – non moins qu’elles les frustrent, défient et défont. Cette prolifération ne fait que signaler le succès de la stratégie déclarée de Chevillard : « En peignant un auteur dans le tableau, je gagne, me semble-t-il, une profondeur de champ supplémentaire. Ce personnage d’écrivain dissimule, parasite ou brouille en partie le motif romanesque, mais il se passe également des choses dans son dos. Mon propre statut s’en trouve du coup complexifié. Il est fluctuant, indéterminable. Suis-je Pilaster ? Oreille rouge ? Le narrateur de Du hérisson ou de Démolir Nisard ? Tantôt oui, mais pout me désolidarsier d’eux aussitôt. » (« Des leurres et des hommes de paille », p. 11-12).
« Mon travail en cours, on l’aura compris, porte donc moins sur cette petite pièce de prose naïve que sur cet auteur que je veux lui donner, qu’il importe de doter de qualités supérieures parmi lesquelles d’abord cette sûreté de main et de jugement nécessaire pour mener à bien une telle entreprise. » (Le vaillant petit tailleur, p. 180).
« L’auteur admet volontiers, cependant, qu’il ne soigne pas la fin de ses récits comme il en soigne les débuts, considérant que toute fin – et la fin de la vie donc – est une débâcle laquelle on ne peut insister qu’impuissant, désespéré, sans réaction. » (L’Auteur et moi, p. 299). La critique ne peut qu’exprimer son accord. Ce texte même en est la preuve : il eut beaucoup de débuts mais aucune fin. Elle craint bien évidemment la débâcle. Elle se rassure néanmoins à l’idée qu’elle ne fait que suivre le conseil de l’Auteur : « Plutôt que de courir toute sa vie après le dernier mot, formuler le premier. » (Éric Chevillard, Le Désordre azerty, Paris, Minuit, 2014, p. 172)
(La critique n’est jamais aussi subtile et raffinée que l’auteur et son roman. Elle confond je, moi, elle et critique, par exemple dans sa personne peu sophistiquée. Mais elle n’oserait jamais confondre l’auteur et moi. Même me en me multipliant en « nous », je reste loin de faire auteur, sans mentionner Auteur ou autorité.)
« Le phénomène de Boucle Étrange se produit chaque fois que, à la suite d’une élévation (ou d’une descente) le long de l’échelle d’un système hiérarchique quelconque, nous nous retrouvons, à notre grande surprise, au point de départ. » (Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, p. 12)
La boucle suscite fascination et peur : « je me suis rendu compte que des gens très cultivés et, par ailleurs, parfaitement sensés peuvent faire preuve d’une allergie irrationnelle à l’idée d’autoréférence, de structures ou de systèmes repliés sur eux-mêmes. Je suppose que cette aversion tient, en dernière analyse, à une crainte atavique des paradoxes ou de l’écroulement de l’univers (métaphoriquement s’entend) ; une peur apparentée à la panique du vendeur de télés dès que j’ai fait mine de pointer la caméra vidéo sur l’écran. Le contraste entre mon appétit de toujours pour les boucles et la répugnance qu’elles inspirent à des gens comme Bertrand Russell, […] m’a en tous cas donné une leçon mémorable en « théorie des types » : il y a deux types de personnes en ce bas monde. » (Douglas Hofstadter, Je suis une boucle étrange, Paris, Dunod, 2008, p. 79).
« C’est trop de dispersion, d’éparpillement, à suivre sans discernement sa nature partout et simultanément céder à ses désirs inconciliables, à ses tentations en même temps qu’à ses peurs, à se moindres velléités d’engrangement ou de fuite. » (Un fantôme, p. 81).
« Parfois, il me semble que cette littérature voudrait se débarrasser de tout ce qui la fonde, exister comme un pur objet, un espace autonome, et que sa hargne alors vise non seulement les personnages et e narrateur, mais aussi le lecteur et l’auteur. » (« Une espèce de transe stylistique » : Entretien d’Éric Chevillard avec Mathilde Bonazzi, dans La langue de Chevillard ou « le grand déménagement du monde », dir. Cécile Narjoux et Sophie Jollin-Bertocchi, Dijon, EUD, 2013, p. 198)
Rappelons : « Tu peux épingler huit cent sept mille papillons ; mais pas le vol d’un seul. » (Le Désordre azerty, p. 73).
C’est de la rhétorique aussi. De la prétérition. Lionel Verdier et Gilles Bonnet observent très pertinemment que cette figure incarne la « dialectique » de la prose de Chevillard, et que « C’est bien l’origine de l’énonciation qui pose dès lors problème, tant dire que je ne dis pas A n’est pas exactement dire A, pas non plus que non-A, mais plutôt comme un A’ saugrenu, tiers exclu posé là, dans telle formulation : « Entendons-nous : je ne suis pas en train d’avouer que j’attendais ce hérisson naïf et globuleux, que je l’attendais depuis toujours [...] » [Du hérisson, p. 35]. De cette prétérition, proférée sur le mode fantasque d’un non mais ho ! initial procède la fiction dans l’univers d’Éric Chevillard. » (« Éric Chevillard : le hors-là du roman », dans L’Excès : signe ou poncif de la modernité ?, dir. Lionel Verdier et Gilles Bonnet, Paris, Kimé, 2009, p. 285). Les auteurs théorisent ce procédé comme une forme d’excès. Je propose d’aller plus loin encore. Excédons l’excès. La prétérition, plus précisément le paradoxe qui le sous-tend, reproduit la structure du paradoxe du menteur, est ce qui lance la machinerie auto-reproductive de la prose, du récit, de la fiction. « Emancipation from the cold hell of rhetoric must pass through a deconstruction of the Aristotelian paradigm’s exact symmetries and predictions », observe encore Hippolyte (Fuzzy Fiction, p. 73).
C’est la fin de l’ordre aristotélicien : « Je suis convaincu que les explications des phénomènes « émergents » de nos cerveaux, comme les idées, les espoirs, les images, les analogies, et pour finir, la conscience et le libre arbitre, reposent sur une sorte de Boucle Étrange, une interaction entre des niveaux dans laquelle le niveau supérieur redescend vers le niveau inférieur et l’influence tout en étant lui-même en même temps déterminé par le niveau inférieur ? il y aurait donc, autrement dit, une « résonance » auto-renforçante entre différents niveaux (tout comme dans le cas de la phrase de Henkin qui, en affirmant sa propre démontrabilité, devient réellement démontrable). Le Moi naît dès lors qu’il a le pouvoir de se refléter. » (Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, p. 799).
C’est la contradiction, l’opprimé de la pensée Occidentale. Surtout la boucle donc, surtout lorsqu’elle se contredit. Boucle étrange et paradoxe ne sont pas exactement la même chose mais ils sortent de la même famille. Tout paradoxe implique une boucle étrange de quelque sorte, et une négation qui produit la contradiction. De là la résistance à la boucle sui-falsificatrice. Depuis Aristote, le principe de non-contradiction – une proposition et sa négation ne peuvent pas être vraie en même temps – est la loi la plus tenace jamais sérieusement questionnée. Dans la pensée dominante en tous cas, puisque quelques logiciens audacieux, avec Jan Łukasiewicz en premier, ont enfin osé la remettre en question depuis le début du 20e siècle. Cela a préparé le terrain pour le développement des logiques dites paracohérentes, des systèmes logiques qui rejettent le principe d’explosion, l’« ex contradictione quodlibet », selon lequel absolument tout et son contraire peut être déduit d’une contraction. Si on accepte que le hérisson est l’ennemi de l’auteur et en même temps que le hérisson n’est pas l’ennemi de l’auteur, on peut en déduire par une inférence logique parfaitement valide qu’Éric Chevillard est un hérisson naïf et globuleux qui a écrit Don Quichotte de la Manche, La Comédie humaine et A la recherche du temps perdu. En une nuit.
Ce principe était (et est toujours) la raison principale pour le rejet de toute contradiction : si on les permet, le chaos total suit, tout raisonnement devient impossible, anything goes, mais vraiment, c’est pire que le postmoderne. La logique paracohérente répudie ce principe. Graham Priest a montré dans In Contradiction (2e éd. revue et augmentée, Oxford, Oxford University Press, 2006 [1987]) que non seulement Aristote ni personne d’autre n’a jamais fourni une preuve de la nécessité logique du principe de non-contradiction – les raisons données dans La Métaphysique sont plutôt vagues et pragmatiques, et le principe est postulé comme une évidence qui ne peut pas être prouvée, ni même raisonnablement contesté – mais que le principe d’explosion n’en est qu’un développement ultérieur, longtemps contesté, et pas nécessaire non plus. On peut notamment accepter la possibilité que certaines contradictions sont vraies sans accepter qu’elles soient toutes vraies. Le dialethéisme – dont le nom provient du grec di-, « deux, double » et aletheia, « vérité » –, également élaboré par Priest et toujours très controversé, est la conception la plus radicale parmi les logiques paracohérentes en ce qu’il affirme qu’il y a des contradictions qui sont vraies, et dans la réalité matérielle même, plutôt que seulement de manière abstraite en logique et dans le langage. Cela ne veut cependant pas dire que toute contradiction est vraie et acceptable. C’est l’universalisme du principe de non-contradiction qui est contesté, et non pas le fait qu’il est effectivement souvent valide. Il s’agit « juste » d’accepter l’Autre de la pensée aussi. Les paradoxes auto-référentiels sont emblématiques de cet Autre : ils sont vrais et faux en même temps.
Or l’une des solutions classiques des paradoxes est de nier qu’ils signifient : ils ont été rejetés comme du pur non-sens parce qu’ils ne réfèrent à rien d’autre qu’eux-mêmes et manquent par conséquent le fondement nécessaire, selon certains, le référent (externe), pour signifier. Pas de boucles sémiotiques permises donc. Une autre solution fameuse est celle de Bertrand Russell, la théorie des types, qui proposait d’introduire une hiérarchie et interdisait les opérations de référence entre les éléments d’un même niveau. Ainsi une phrase ne saurait faire référence à elle-même que depuis un niveau supérieur, méta-référentiel, pour reprendre le terme de Werner Wolf. On distingue une phrase objet, le référent, de la phrase qui réfère à elle et qui opère à un niveau logique supérieur. Pas de boucles structurales permises donc. En affranchissant la contradiction, par contre, le dialethéisme ouvre la pensée aux boucles étranges, émancipe la parole qui ne parle que d’elle même, le sujet qui n’existe qu’en tant que sa propre réflexion, et l’écriture qui surgit sans fondement et de sa propre négation même. Et il ne s’agit pas ici d’une ouverture au tiers exclu : cela signifierait que l’on accepte que le paradoxe n’est ni vrai, ni faux. Il s’agirait alors d’un défaut de valeur de vérité (« truth value gap »), tandis que selon la perspective dialethéiste, c’est un excès de valeurs de vérité (« truth value glut »). La différence est d’autant plus importante que l’excès et la saturation sont fondamentaux dans la construction de l’univers et de la littérature chevillardiens : il s’agit là d’un trop-plein, plutôt que d’un vide – même si le manque de référentialité directe peut donner l’impression d’un manque de signification. Mais cela distingue aussi sans doute les deux types de lecteurs : ceux qui y voient une absence de sens (et qui vont donc vite détourner de ces Vacuum extractors creux), et ceux qui perçoivent l’excès – linguistique, narratif, logique, épistémologique et pataphysique – et se réjouissent de l’exploration de cette richesse.
Cette écriture, tout en ne parlant que d’elle-même, nous emporte au-delà d’elle-même. Comme la belle analyse de Lionel Verdier et de Gilles Bonnet explique: « cette fantaisie du récit ne saurait pourtant occulter ce qui, dans le roman de Chevillard, relève d’une inquiétante « méta-phore » (au sens retrouvé par Claude Simon dans Le Tramway), c’est-à-dire d’un déplacement de l’écriture vers un hors-là du texte, comme s’il s’agissait toujours de prendre le monde et le langage à revers (tel est l’argument d’Au plafond), de l’excéder pour en dévoiler l’ob-scénité, le monstrueux, de décentrer en somme la lecture et de confronter ainsi le lecteur (expérience qui est celle aussi du héros de Maupassant) à cette part inquiétante, excessive de lui-même, toujours hors et pourtant infiniment là – en quoi l’écriture, comme la lecture – le narrateur et le narrataire – ne sauraient se concevoir en dehors de cette expérience excédante. » (op. cit., p. 286).
Graham Priest établit la manière dont la structure de base de tout paradoxe auto-référentiel consiste justement à passer dans un hors-soi, paradoxalement grâce à la référence à soi. Il appelle la formule qu’il en déduit « Inclosure Schema », jouant sur l’ambiguïté du préfixe in- entre « (à) l’intérieur » et « non- » (Graham Priest, Beyond the limits of thought, 2e éd. revue et augmentée, Oxford, Oxford University Press, 2002 [1995], p. 134, note 16) pour désigner le double mouvement qui caractérise le phénomène et qui est responsable pour son dynamisme inhérent. Comme Priest l’explique dans sa formulation non-formelle : « there is a totality (of all things expressible, describable, etc.) and an appropriate operation that generates an object that is both within and without the totality. I will call these situations Closure and Transcendence, respectively. In general, the arguments both for Closure and Transcendence use some form of self-reference, a method that is both venerable and powerful. Closure is usually established by reflecting on the conceptual practice in question. […] Arguments for transcendence are of more varied kinds ; often they involve applying a theory to itself. » (ibid., p. 3-4). Il passe en revue toute une série de moments marquants de l’histoire de la philosophie occidentale de Héraclite à Derrida pour montrer que la pensée sur les limites – de l’expression, de la connaissance, de la conception, du langage – reproduit systématiquement cette structure. Ainsi la notion de différance chez Derrida, par exemple : « When stripped of its hedging, what Derrida is saying is that this own writing is meaningless. [… But …] Derrida is making himself understood, and so is not saying meaningless things. […] Hence, any honest appraisal of the situation must admit that statements about différance are expressible. We therefore have a contradiction typical of a limit of thought. Claims about difference are not expressible (Transcendence) ; yet they are expressed (Closure). » (ibid., p. 222). La pensée sur les limites et sur l’au-delà de ces limites est inévitablement contradictoire, de nature dialethéique : « le pas au-delà (the step beyond) is un pas au-delà (a non-beyond) to use Derrida’s own neat turn of the phrase. One might well exploit Derrida’s technique of writing under erasure, and call inclosures limits. » (ibid.).
On retrouve la même structure chez Chevillard sous forme de récit de fiction : l’écriture est empêchée, déclarée, d’une manière ou d’une autre, impossible ; l’expression de ce que/qui le sujet écrivant est se révèle tout aussi impossible, déclarée irréalisée et irréalisable, mais le même geste d’énonciation finit par réaliser cette écriture qui parle de lui. En déclarant ses propres limites, l’écriture les dépasse. En même temps, en dépassant ces limites, elle les conteste ou élimine. Et cette contradiction est assumée, tout comme chez Derrida et Priest lui-même, tous conscients que la paradoxalité des limites contamine tout discours – théorie ou métafiction – qu’on en mène. Ainsi la logique de Priest est-elle tout aussi dialethéique – vraie et fausse à la fois – que la pensée derridienne et l’écriture chevillardienne. Mais cette pensée qui ose se reconnaître en tant que telle n’en est que plus cohérente : en proposant de sortir du cadre de la logique classique où la non-contradiction est un principe incontestable, la pensée n’est plus soumise à la contrainte de non-contradiction. C’est vertigineux, et vu depuis la perspective de la logique classique et du discours analytique classique, inacceptable. Mais le but est justement de chercher à dépasser les limites artificielles de ce discours, qui ne sont pas vraiment celles de la pensée – les limites dont parlent Derrida et Priest sont beaucoup plus loin – et explorer les nouveaux horizons que ce dé-passage ouvre devant nos yeux, devant notre pensée, devant l’écriture.
Chez Chevillard, la structure d’inexpressibilité – ce que j’appelle l’impossibilité d’écrire – et sa logique dialethéique impliquent en outre le sujet écrivant-écrivain qui, de par son besoin d’écrire d’une part et le fait qu’il est sujet d’écriture d’autre part, n’existe qu’en tant que langage, expression, et seulement dans la mesure où il se heurte aux limites de ce langage et de l’expressibilité qui l’incite à s’y attaquer, à s’animer, et qui paradoxalement devient la condition même de son existence.
« A l’extrême du mouvement par lequel la pensée échappe à elle-même, ou bien elle s’évanouit dans son morcellement même, ou bien elle s’abandonne à une espèce de vertige démentiel. » (Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Plon, coll. « Pocket », 2016, p. 264).
Une merveille vertigineuse est le paradoxe. Une autre est l’absence de paradoxe. Parce que paradoxe logique substantiel il n’y a pratiquement pas dans les récits d’Éric Chevillard. Le langage naturel utilisé pour et par l’artifice littéraire est trop diffus, précis dans son imprécision délibérée, polysémique, disséminé et excessif pour produire un paradoxe logique clair et distinct qui ne laisse aucun doute concernant sa structure. Ici, toute structure et par conséquent tout paradoxe n’est que pure abstraction, abstraction faite du langage qui le constitue. Appauvrissement, épinglage de papillons, un dessin de cercle pour mieux comprendre les ronds de fumée. La force de « Cette phrase est fausse » ou « l’ensemble des ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes » est dans la clarté et concision de la contradiction, et donc dans le fait qu’elles comportent pratiquement aucune ambiguïté. Il n’en est pas ainsi des textes littéraires. Là, la force de l’œuvre vient de la richesse sémantique qui fait corps avec une structure se dessinant derrière comme une silhouette vague et fascinante, et qui ajoute un excès de sens supplémentaire (ou au contraire : élémentaire) conceptuel à celui qui se fait par la polysémie des signes discrets et l’enchaînement des phrases. Si le paradoxe est le parasite du point de vue de la raison pure, de la pensée claire et distincte et du langage utile pour une telle pensée, du point de vue du paradoxe, c’est le langage naturel qui joue le rôle du parasite : il vient brouiller les lignes claires de la boucle, sa limpide circularité insaisissable simultanément autodestructive et autopoïétique, close et auto-transcendante. Elle vient faire de la littérature, plutôt que de la logique pure. Peut-être pourrait-on toujours appeler le résultat une littérature paracohérente, qui met déjà en œuvre – au sens littéral même – une réforme du système en vigueur.
« – Mais au diable tous ces livres, assez lu, vivre enfin ! s’écrie Crab, qui arrache par poignées les volumes de sa bibliothèque et les jette à terre, et les piétine furieusement. Puis, sans attendre davantage, fort de sa résolution et soucieux d’aligner sur elle sa conduite, Crab s’installe à sa table pour écrire. » (Un fantôme, p. 111).